Les Cathares

Les cathares

par Jean-Pierre Cartier

Historia N°286, septembre 1970

En dix-neuf siècles, des crises ont souvent secoué l'Église, mais il est remarquable de constater que les fautes des hommes (on pense à un Borgia, à certains Inquisiteurs), les schismes, les hérésies, les oppositions n'ont pas ébranlé sa force spirituelle. Aujourd'hui même, dans le bouillonnement d'une mutation nécessaire, parfois difficile, elle s'affirme ouverte au monde moderne. Tandis que ce domaine soulève l'intérêt de tous, croyants ou incroyants — on l'a vu par le dialogue du cardinal Daniélou et de Garaudy — nous avons pensé intéressant de retracer quelques-unes des grandes crises qui ont marqué l'évolution de l'Église. Jean-Pierre Cartier, qui a publié « la Croisade contre les Albigeois » (Grasset), a écrit pour nos lecteurs cette vue d'ensemble sur les cathares. On n'oubliera pas qu'il faut distinguer entre les hommes dont les aspirations étaient souvent très nobles et une doctrine qui n'était pas seulement une révolte contre l'Église mais qui annihilait toute société et souhaitait la destruction de la vie même.
Croix cathare
Croix cathare


LES CATHARES

Les chevaux avancent avec peine dans la pierraille et le magnifique cortège se traîne sous la rude cruauté du soleil. Magnifique cortège en vérité car, derrière les légats vêtus comme doivent l'être les représentants du Saint-Siège, suit toute une foule d'hommes d'armes, de domestiques, de secrétaires et, tout en queue, un long train de mules chargées de petits tonneaux remplis de tous les objets nécessaires à un long voyage.
Ce qui est angoissant, c'est le vide. Pas de foule au bord du chemin, pas d'enfants qui battent des mains, pas de vieilles femmes qui se signent. Dans les humbles villages perdus dans la garrigue, les portes se ferment précipitamment et les cloches restent silencieuses.
Une lourde hostilité se lit dans les regards des rares passants rencontrés, comme s'ils faisaient leur cette phrase vengeresse d'un prédicateur hérétique : — Voyez à cheval les ministres d'un Dieu qui allait à pied, les missionnaires riches d'un Dieu pauvre, les envoyés comblés d'honneurs d'un Dieu humble et méprisé.
Frère Rainier de Ponza qui chemine en tête et frère Guy qui le suit comme une ombre ont pourtant bien, dans toute la chrétienté, la réputation d'être de saints hommes. Moines cisterciens, instruits, éloquents et grands pourfendeurs d'hérésies, ils sont les hommes de confiance du nouveau pape innocent III et c'est à titre de légats qu'ils font leur entrée dans les pays du Languedoc.
Innocent III
Innocent III cherche d'abord à convertir les hérétiques, à les ramener par la douceur dans le droit chemin. Mais il n'hésite pas à recourir à d'autres moyens : il est de cette rude Église du Moyen Age qui n'hésite pas à mettre le glaive au service de l'esprit.

l'hérésie chemine

Depuis leur départ de Rome, ils n'ont point ménagé leurs montures. C'est que Lothaire de Segni, qui vient, à trente-neuf ans, de monter sur le trône de saint Pierre, est un homme pressé. A peine était-il intronisé qu'il les a convoqués et qu'il leur a confié, en termes de feu, la redoutable mission d'effacer définitivement la tache de l'hérésie cathare qui est en train de dévorer, comme le plus hideux des chancres, les belles terres de Raymond VI, comte de Toulouse, et celles de son vassal, le turbulent Raymond-Roger Trencavel, maître de Béziers et de Carcassonne.
Tandis que leurs officiers s'occupaient des préparatifs du départ, Rainier et Guy ont eu le temps d'étudier le dossier noir de l'hérésie.
Lourd dossier plein d'horreurs et plein de drames où l'on peut suivre à la trace le réveil des vieilles doctrines manichéennes contre lesquelles saint Augustin avait tant lutté. Hérésie insaisissable qui se glisse partout, dans les villes et les campagnes, en France, en Allemagne, en Lombardie et jusqu'au coeur des Etats de l'Eglise.

En 1022, déjà, une déplorable affaire avait éclaté dans l'entourage même du roi de France Louis le Pieux. L'hérésiarque n'était autre qu'Etienne, le confesseur de la douce reine Constance, supérieur de la collégiale Saint-Pierre-le-Puellier d'Orléans.
Démasqué, ainsi que son complice Lisois, chanoine de la cathédrale, il avait eu le front de soutenir sa doctrine abominable face à un concile d'hommes d'Eglise et son attitude avait tellement révolté la reine qu'elle l'avait frappé d'un coup de sceptre. Les deux maudits avaient été incontinent brûlés sur la place publique d'Orléans.
Hélas ! il ne suffit pas de brûler les hérétiques pour arrêter l'essor de leur doctrine infernale. A Cologne, en 1163, trois sectateurs de la nouvelle religion sont suppliciés et, parmi eux — ce qui émeut les coeurs sensibles — une jeune fille d'une grande beauté qui se précipite elle-même dans les flammes.
Ecrasée, ici, l'hérésie renaît là, comme un feu de broussailles au coeur d'un été brûlant. Et voici qu'en 1167 éclate le scandale des scandales. A Saint-Félix-de-Caraman, en plein pays albigeois, un concile cathare se réunit autour du « pape » Nicétas, sans doute un évêque bogomile venu de Constantinople. Concile d'une extrême importance puisqu'il organise dans tout le pays une Eglise hérétique fortement structurée, avec des évêques à Albi, Toulouse, Carcassonne, Agen et même en Lombardie.
Ce qui est grave, c'est que les dignitaires de la nouvelle Eglise n'éprouvent même plus le besoin d'agir dans la clandestinité. Il faut qu'ils soient bien assurés de la protection des seigneurs et de la complicité des habitants.
Souffletée par ce défi, l'Eglise romaine réagit aussitôt et confie le soin d'organiser la répression à l'abbé de Clairvaux, le cardinal-légat d'Albano. A la tête d'une petite armée, celui-ci vient mettre le siège devant Lavaur, mais l'enthousiasme n'y est pas et il doit se contenter de brûler quelques malheureux. Expédition sans lendemain qui serait déjà tombée dans l'oubli si elle ne marquait, pour le Languedoc, le début d'un long martyre :
J'accompagne l'évêque d'Albano, par les montagnes et par les déserts, écrit à Philippe Auguste son envoyé Etienne de Tournon. Je ne trouve partout que des villes consumées par le feu ou des maisons détruites. Les périls qui m'entourent me rendent l'image de la mort toujours présente.
On comprend mieux maintenant l'hostilité des paysans. A leurs yeux, des légats venus de Rome ne peuvent être qu'oiseaux de mauvais augure. Même s'ils arrivent sans armée et revêtus de la seule puissance spirituelle.

Pays cathare
D'Avignon à Toulouse et de Narbonne à Cahors, la zone d'extension de l'hérésie cathare. La science politique d'aujourd'hui explique en grande partie la persistance du sentiment occitan et la fidélité de cette région au radicalisme par le souvenir lointain de la terrible croisade.


Tout en chevauchant dans les campagnes hantées par le chant strident des cigales, Rainier et Guy évaluent leurs chances de réussite.
En principe, ils sont tout-puissants. Ils peuvent excommunier tous ceux qui leur résistent, même les plus grands seigneurs. Ils peuvent confisquer les terres des hérétiques, juger sans appel, exiger de tous l'obéissance la plus stricte. Mais tout cela n'est rien s'ils ne trouvent pas dans les évêques et les prêtres du pays des alliés fidèles et enthousiastes.
De jour en jour, de déception en déception, ils s'aperçoivent que ce n'est pas le cas.
Malheureuse Eglise ! Comme elle est loin, en ces heures tragiques, d'être fidèle au message évangélique d'un Dieu d'amour et de pauvreté !
Si les cathares remportent victoire sur victoire, c'est bien parce que le clergé ne joue plus son rôle, qu'il n'est plus le levain dans la pâte, l'armée du Christ dont la foi peut déplacer des montagnes. Les évêques sont presque tous de grands seigneurs batailleurs et arrogants qui pensent beaucoup plus à arrondir leurs domaines et à multiplier les bénéfices qu'à répandre la Bonne Nouvelle. Quant aux prêtres, dans la majorité des cas, ils sont lamentables. Ignorants, ne parlant souvent pas un mot de latin, ivrognes et joueurs, ils sont bien incapables d'opposer le moindre rempart à la montée juvénile de la religion nouvelle. Nombreux sont ceux qui vivent en concubinage.
Innocent III le sait, lui qui stigmatise ainsi les pasteurs infidèles :
Les évêques, écrit-il, confèrent les dignités ecclésiastiques sans souci de leur devoir pastoral à des jeunes gens ignares qui n'ont même pas reçu les ordres sacrés et dont la vie et les moeurs sont trop souvent une offense à la morale... Tel prêtre, tel peuple.
Ces mêmes évêques, le pontife les condamne durement :
Ces aveugles, ces chiens muets qui ne savent plus aboyer, ces simoniaques qui vendent la justice, absolvent les riches, condamnent les pauvres et n'observent même pas les lois de l'Eglise !
Plus ils avancent dans la jungle de toutes ces turpitudes et plus Rainier et Guy se persuadent qu'en les envoyant en Languedoc, le pape leur a confié une mission suicide. Comment pourraient-ils lutter à armes égales avec ces formidables adversaires que sont les « parfaits » ?

Grotte de Bouan
La grotte de Bouan dans l'Ariège, qui servit de refuge et de forteresse aux cathares.

Dieu est bon, le monde est mauvais

Rassemblée dans la clairière, la foule écoute avec une intense ferveur. Cet homme vêtu de noir qui leur parle, ce grand vieillard aux cheveux tombant sur les épaules, il est l'un des leurs. C'est un homme de Dieu, l'un de ces « parfaits » intrépides qui, jour et nuit, courent le pays, entièrement donnés à Dieu, vivant au milieu du peuple dans la pauvreté, la chasteté et le mépris du monde. Un de ces hommes auxquels leur pire ennemi, saint Bernard, s'est vu contraint de rendre cet hommage :
- Examinez leur manière de vivre et vous n'y trouverez rien de répréhensible.
De Toulouse à Carcassonne, de Lavaur à Béziers, les plus humbles paysans se répètent leurs exploits : ils sont végétariens, ils font trois carêmes dans l'année au cours desquels, trois jours par semaine, ils ne prennent que du pain et de l'eau et jamais on ne les a entendùs mentir. On les reçoit partout, dans les chaumières, mais aussi. dans les châteaux et il est des pays, tel Fanjeaux, où l'on trouve des familles nobles hérétiques depuis trois générations.
Que disent-ils donc, ces hommes de fer, pour conquérir ainsi les âmes ?
Lorsque les Inquisiteurs demanderont, beaucoup plus tard, à un cathare célèbre, l'évêque d'Alet, Limosus Nègre, de décrire sa croyance, celui-ci s'écriera :
- Tout ce qui est sous le soleil et sous la lune n'est que corruption et confusion.
Et un autre hérétique, Pierre Garsias, fera cette réponse à ceux qui lui demanderont si c'est bien Dieu qui a créé la nature.
- Dieu est très bon. Or, dans le monde, rien n'est bon. Donc, Dieu n'a rien fait de ce qui est en ce monde. Tout part de là : Dieu est infiniment bon et le monde est mauvais. Donc Dieu n'a pas créé le monde. C'est l'insulter que de le croire.
Mais alors, qui donc a créé le monde ? La réponse est nette : Satan. Satan, l'esprit du Mal existant de toute éternité qui est parvenu un beau jour à s'introduire dans le royaume éthéré du Père Saint et qui a tenté les esprits célestes en faisant miroiter à leurs yeux les délices de la chair avec de tels artifices que nombreux sont ceux qui se sont échappés du Ciel.
A ceux-là, et afin de leur faire oublier la gloire qu'ils ont laissée derrière eux, le prince des ténèbres a fabriqué des corps dans lesquels il a enfermé leurs esprits. Malheureux esprits qui, lorsque meurt le corps qui les porte, doivent se précipiter aussitôt dans un autre corps, dans celui d'un homme adonné au bien s'ils ont pratiqué le bien, dans celui d'une bête répugnante s'ils ont mal agi.
Le seul moyen de briser ce cercle infernal, c'est de se détacher de toutes les choses terrestres et de se donner totalement à Dieu. Alors et alors seulement il est possible à l'homme de regagner le Paradis perdu.
Les cathares sont des gens logiques et sincères qui vont jusqu'au bout de leurs idées. Pour eux, ce qui importe, c'est de rompre aussi complètement que possible avec la matière, de ne rien posséder, de ne pas manger de viande ou de produits issus des animaux et, plus que tout, de s'abstenir du mariage parce que avoir des enfants, c'est prolonger dans le monde l'oeuvre de Satan.
Sur le plan du dogme proprement dit et des grandes lois de la religion, les cathares proclament une fantastique révolution : il n'y a plus de purgatoire ni d'enfer.
L'enfer, c'est la terre où les âmes errent sans cesse jusqu'à ce que, à la suite d'une série de réincarnations, elles retrouvent auprès du Dieu bon la gloire céleste.
L'Ancien Testament tout entier est à rejeter car Yahvé est un Dieu cruel imaginé par Satan pour cacher aux hommes l'existence du Dieu bon. Les prophètes ne sont que les agents du mal, y compris Jean-Baptiste, le dernier d'entre eux.
Et Jésus-Christ ?
Va-t-il, lui aussi, être rejeté ? Non, mais son visage devient méconnaissable.
C'est un ange du ciel qui a décidé de descendre sur la terre pour y souffrir et mériter ainsi la gloire d'être appelé fils de Dieu. Mais, sur terre, il n'a eu que les apparences d'un homme. Son corps ne s'est pas vraiment incarné, il n'est pas né de la Vierge Marie, mais il a été déposé à côté d'elle dans la grotte de Bethléem. Lors de sa passion, il n'a pas souffert dans sa chair, mais il a assisté, cômme de l'extérieur, à son propre supplice.
Un à un, ce sont tous les piliers du catholicisme qui s'effondrent ainsi sous la poussée cathare. Le dogme de l'Incarnation est, nous l'avons vu, vidé de son sens et celui de la Trinité n'existe plus puisque le Fils n'est pas l'égal du Père.
Conclusion logique de tout cela : l'Eglise romaine n'est que mensonge. Elle est la bête décrite par l'Apocalypse, le nouvel instrument que Satan utilise pour continuer l'Ancien Testament et faire triompher le culte du démon.
Bien entendu, l'Eglise étant l'oeuvre du Diable, les sacrements qu'elle dispense sont, eux aussi, diaboliques. Diabolique le baptême. Diabolique l'Eucharistie car comment oserait-on mettre le corps du Christ dans cette sorte de « groin de porc » qu'est la bouche de l'homme ? Diabolique le mariage puisqu'il a pour but la perpétuation du genre humain. Diaboliques la confirmation, l'ordre, l'extrême-onction...

le « consolamentum » des « parfaits »

Un seul sacrement remplace tout cela : le consolamentum. La cérémonie, d'une austère grandeur, ne peut être célébrée que par un « parfait ». C'est, en fait, l'imposition des mains telle qu'on la voit pratiquée dans l'Eglise primitive.
En conférant l'Esprit-Saint, elle remplace le baptême et la confirmation. Elle remplace aussi la pénitence parce qu'elle lave d'un seul coup le croyant de toutes ses fautes passées. Elle remplace l'ordre parce qu'elle fait de tous ceux qui la reçoivent les Ministres du Dieu bon.
Mais attention : le consolamentum ne doit pas être donné à la légère. Quiconque le reçoit doit s'engager à vivre la vie austère des « parfaits ». Pour toujours, car il ne doit pas retomber dans ses fautes d'autrefois.
Le consolamentum ne se donne pas deux fois et celui qui retourne à son vomissement est définitivement perdu. Voilà pourquoi certains « consolés », pour ne pas risquer la rechute, ont préféré se laisser mourir de faim, ce qui a donné lieu à toute une série de légendes sur la prétendue vocation au suicide des cathares.
Un seul sacrement donc, mais il existe d'autres rites pour tous les « croyants », c'est-à-dire pour tous ceux qui, n'ayant pas la force d'âme de se faire « parfaits », désirent cependant participer à la foi cathare.
Il y a le « mélioramentum » qui consiste, pour un « croyant », lorsqu'il rencontre un « parfait », à s'incliner trois fois devant lui en lui demandant sa bénédiction.
Il y a « l'apparelhamentum » au cours duquel, environ tous les mois, les « croyants » font l'aveu de leurs fautes et reçoivent des pénitences, des jours de jeûne, par exemple...
Il y a la « convenientia » enfin, qui semble bien avoir été une sorte d'arrangement avec le Ciel. Lorsqu'un « croyant » désire fortement être sauvé, mais ne se sent pas capable de mener, dans toute son austérité, la vie de « parfait », il peut, s'il est reconnu sincère, s'engager solennellement à recevoir le consolamentum à l'article de la mort. Est-il sur le point de succomber, les ministres cathares se précipitent chez lui pour le « consoler ».
Le difficile est de trouver le bon moment : ni trop tôt, ni trop tard. Trop tard et le malade, inconscient, ne pourrait recevoir le sacrement.

Saint-Dominique
Pour un saint Dominique qui multiplie les prêches et les miracles (ici, le livre jeté au feu par les Albigeois en resurgit intact), que de prêtres démoniaques, débauchés ou ignorants incarnent l'Église face aux parfaits ».

saint Dominique apparaît

Trop tôt et, s'il guérissait, il se trouverait, du même coup, dans l'obligation de renoncer à tous les plaisirs de la vie.
Telles sont donc — au moins si nous en croyons les documents qui nous restent - les grandes lignes de la doctrine cathare.
Il n'est pas besoin de l'étudier longtemps, cette doctrine, pour comprendre à quel point elle est radicalement inconciliable avec le catholicisme. Aux yeux de Rome, elle est l'hérésie totale, absolue et, en ces temps de chrétienté, l'hérésie est insupportable. Elle est une maladie mortelle qui trouble, d'une façon tragique, la paix des Etats et des consciences.
C'est pour l'exterminer qu'Innocent III a envoyé ses légats animer, au Languedoc, ce qu'il veut être une grande croisade spirituelle. De jour en jour, il se fait tenir au courant de leurs travaux. Il croit encore qu'avec leur seul zèle évangélique, ils vont pouvoir retourner la situation.
Illusion qu'il ne va pas conserver longtemps.
Ils font de leur mieux, les légats. Ils s'agitent, ils prêchent à tour de bras, entament des débats contradictoires avec les ministres cathares et, pour mettre de l'ordre dans l'Eglise, ils ne craignent pas de faire valser les évêques, déposant successivement Othon, évêque de Carcassonne, Guillaume de Roquesels, évêque de Béziers, Pierre, évêque de Vence, l'évêque de Viviers dont le nom s'est perdu, Guillaume de Rabastens, évêque de Toulouse, en attendant que sautent à leur tour les évêques de Valence, d'Auch, de Rodez, de Narbonne, ainsi que celui, nouvellement nommé, de Carcassonne.
Vaine agitation. Tandis que la lourde caravane pontificale parcourt solennellement les terres d'hérésie, les « parfaits » continuent à courir les campagnes et à étendre leur empire spirituel.
Les églises se vident de plus en plus et Rainier est si découragé qu'il tombe malade et qu'il est remplacé par Pierre de Castelnau, archidiacre de Maguelonne, ce qui, d'ailleurs, ne change rien.
Innocent III bout d'impatience : — Les clercs sont insultés sans pudeur, s'écrie-t-il. L'insolence des tyrans s'en donne à coeur joie plus que jamais dans les sanctuaires du Seigneur. Les laïcs transforment les églises en forteresses d'où les chrétiens se livrent aux razzias et à la guerre contre les chrétiens. Les évêques le savent, mais ils ferment les yeux, quelques-uns même approuvent... Les disciples de Manès sont plus nombreux que les disciples du Christ, les disciples de Simon le magicien plus nombreux que ceux de Simon Pierre.

Guy de Levis
Guy de Lévis, maréchal de la foi et de l'armée des croisés contre les Albigeois. La noblesse pauvre et ignorante du Nord fond comme une maladie sur les fiefs que détenaient les grands seigneurs hérétiques du pays d'oc.

il faut étouffer l'hérésie

Le pontife peut bien tempêter, il n'en va pas moins d'échec en échec.
Echec définitif de Rainier et Guy qui rentrent à Rome.
Echec, en 1200, du cardinal Jean de Saint-Prisque.
Echec, en 1204, de l'abbé de Cîteaux, Arnaud-Amaury, de frère Raoul, moine de l'abbaye de Fontfroide, et du vétéran Pierre de Castelnau.
Echec enfin, ce qui est bien plus grave, de saint Dominique qui, pourtant, a renouvelé la mission de fond en comble en revenant à l'Evangile, qui s'est montré tout aussi austère que les « parfaits », a multiplié les miracles, argumenté interminablement avec les hérétiques. Dominique, l'homme de Dieu, le frère prêcheur à la parole de feu, Dominique lui-même a échoué.
Et voilà que, le 14 janvier 1208, un tragique fait divers vient mettre un point final à la croisade spirituelle : sur les bords du Rhône, près de Saint-Gilles, le légat du pape Pierre de Castelnau est assassiné par un chevalier inconnu.
Innocent III est fou de rage. Il y a longtemps qu'il songe à lancer une croisade — militaire celle-là — sur le pays rebelle. Cette fois-ci, il n'hésite plus. Il écrit aux rois de France et d'Angleterre ainsi qu'à tous les grands seigneurs de la chrétienté et il réclame la croisade, l'union sacrée de tous les catholiques pour détruire, par le fer et par le feu, la secte abominable. De son légat Arnaud-Amaury, il fait un chef de guerre :
Frère, lui écrit-il, si on en croit la chanson de la croisade, prends le chemin de Carcassonne et de Toulouse la grande sise sur la Garonne. Tu conduiras les armées contre la gent perfide.
L'ouragan, venu du Nord, va maintenant se déchaîner sur le malheureux pays des troubadours.
— Béziers ! Voici Béziers !
Transmis par les cavaliers de l'avant-garde, ce cri parcourt les rangs de l'armée en marche. Les hommes précipitent leurs pas, avides de contempler la ville maudite, la première rencontrée des citadelles de l'hérésie. Cité imprenable, dressée bien haut sur son éperon rocheux. Cité qui sera pourtant prise en quelques heures à la suite d'une folle sortie des assiégés talonnés de trop près par les catholiques.
A peine les croisés sont-ils entrés dans la place que la boucherie commence. Les ribauds pillent, frappent, massacrent tout ce qui leur tombe sous la main. Les curés ont beau faire sonner les cloches et proclamer que les églises sont autant d'asiles inviolables, rien n'arrête la fureur des massacreurs.
L'église Sainte-Madeleine, dont c'est aujourd'hui la fête, est pleine à craquer. Ses lourdes portes volent en éclats. Femmes, enfants, vieillards, tous sont passés au fil de l'épée. Plus de sept mille, affirment certaines chroniques. Béziers hurle sa douleur, Béziers n'est plus qu'un vaste champ de carnage.

Simon de Montfort
Simon de Montfort, chef de la croisade et boucher des Albigeois. Il ne reculera devant aucune cruauté. Les Albigeois salueront comme un miracle sa mort sous les murs de Toulouse assiégée. Elle ne les sauvera pas du désastre.

les horreurs de la guerre

Combien y a-t-il de morts ? Nul ne le saura jamais.
Au seul nom de Béziers, surtout depuis le XIXe siècle, les vieilles fureurs anticléricales se rallument : « Il y a eu au moins soixante mille victimes », affirment les uns, tandis que les autres montent jusqu'à cent mille. De leur côté, les écrivains favorables à l'Eglise font descendre ce chiffre à dix mille et même à sept mille.
Pierre Belperron a étudié les résultats d'une enquête effectuée, beaucoup plus tard, en 1304, sur l'ordre de Philippe le Bel. Il s'agissait de recenser les contribuables de la cité biterroise. Or les contrôleurs n'ont dénombré que trois mille six cent dix-neuf foyers « taillables » et mille cinq cents foyers indigents. Ce qui, si on considère que chaque foyer devait comprendre environ cinq personnes, donne autour de vingt-cinq mille habitants.
Peu nous importe au fond le nombre des morts. Le fait épouvantable, c'est que tous les habitants ont été tués, tous sans exception. Eussent-ils été cent mille qu'aucun n'aurait échappé au massacre.
Une autre question se pose : le légat Arnaud-Amaury a-t-il vraiment, devant Béziers, prononcé ces paroles : « Tuez-les tous !... Dieu reconnaîtra les siens. » Le seul chroniqueur qui cite ces mots est Césaire d'Heisterbach, un moine cistercien qui se trouvait en Allemagne au moment de la prise de Béziers. Encore écrit-il bien longtemps après les événements, ce qui enlève encore de la crédibilité à son témoignage.
Mais qu'il ait ou non prononcé les paroles infâmes, Arnaud-Amaury n'en est pas moins moralement coupable, lui qui écrivit au pape ce bulletin de victoire, incontestable, celui-ci :
Les nôtres, n'épargnant ni le rang, ni le sexe, ni l'âge ont fait périr par l'épée environ vingt mille personnes et, après un énorme massacre des ennemis, toute la cité a été pillée et brûlée. La vengeance divine a fait merveille.
A quoi bon, après cela, dévider une fois de plus le long écheveau des horreurs ? C'est la guerre, l'une de ces terribles guerres du Moyen Age, où nul n'est à l'abri, pas même le plus humble paysan, et où les villes prises ne contiennent plus, après le passage des soldats, que des monceaux de cadavres.
C'est Carcassonne violée et Simon de Montfort qui devient, au lendemain de sa chute, le fléau du Languedoc. Ce sont les cent aveuglés de Bram, les cent quarante brûlés de Minerve. C'est le massacre de Lavaur dont la suzeraine, Guiraude de Laurac, est jetée dans un puits et écrasée sous les pierres.
C'est la fantastique chevauchée de la cavalerie blindée de Simon de Montfort qui submerge le pays, pulvérise tous les adversaires qu'elle rencontre et anéantit à Muret les forces coalisées du comte de Toulouse et de Pierre II d'Aragon. C'est Toulouse prise enfin et Simon reconnu par le concile du Latran seul maître de toutes les terres conquises. C'est la révolte de tout le Midi, la mort de Simon, la résistance un moment triomphante et finalement écrasée par la croisade du roi de France. C'est le Languedoc vaincu et définitivement inféodé au royaume des Lys.
Eh bien, malgré vingt ans de souffrances inouïes, malgré la marée dévastatrice des guerriers venus du nord, malgré les bûchers géants où on a jeté d'un coup jusqu'à quatre cents hérétiques, malgré la terreur et la délation, les cathares sont toujours là.
Tous ces flots de sang ont coulé pour rien.
Comme tous les guérilleros de tous les pays du monde, ces soldats sans armes que sont les « parfaits » se sont fondus dans la population. Ils se sont faits paysans avec les paysans, artisans avec les artisans, un jour ici, un jour là, couchant dans des greniers ou des grottes, mais toujours assurés d'être nourris par une main charitable.
Au sortir de la tourmente, jamais ils n'ont été aussi nombreux et Raynier Sacchoni, qui sait de quoi il parle, puisqu'il a été l'un d'eux avant de devenir moine, nous dit qu'ils sont alors plus de quatre mille.
Pas une seconde, même au plus fort de la persécution, ils n'ont cessé de prêcher, d'administrer le consolamentum, et leur audace n'a cessé de croître.
Il faudrait aussi parler des vaudois qui « évangélisent » à tour de bras, prêchant, apprenant aux enfants et aux adultes les vérités de leur religion à l'aide d'un cathéchisme où les questions et les réponses sont d'une grande simplicité.
Vaudois et cathares sont adversaires, mais leurs ministres mènent le même genre de vie et leurs réunions se ressemblent. Réunions qui, à partir de 1240 - Simon de Montfort étant mort et la croisade assoupie — ne sont plus tout à fait clandestines.
Comment les « parfaits » ont-ils pu déployer une telle activité pendant la croisade au vu et au su de tout le monde ? C'est que la population est pour eux, les seigneurs les premiers, tel celui-ci qui dit un jour à l'évêque Foulques de Toulouse :
— Nous savons que vous avez de bonnes raisons à opposer aux « parfaits » mais nous ne pouvons les expulser. Nous avons été élevés avec eux, nous comptons parmi eux des parents et nous les voyons vivre honnêtement.
Les paysans, eux, vénèrent ces prédicateurs qui partagent leur vie. Ils les entourent de soins et s'agenouillent sur leur passage. Eux aussi, ils sont frappés par leur grande honnêteté.
Ainsi donc, au lendemain même de la croisade, nous en sommes toujours au même point. Des armées se sont entrechoquées, des villes sont tombées par dizaines, le roi de France s'est emparé des terres du comte de Toulouse, mais les cathares continuent à gagner des âmes.
Il faudra l'impitoyable sévérité de l'Inquisition et des années de terreur organisée pour les réduire enfin au silence. Ce n'est qu'en 1244, à l'heure où s'enflamme le monstrueux bûcher de Montségur, que l'hérésie peut être considérée comme définitivement vaincue.
Le drame est terminé. Des milliers de martyrs ont jeté un dernier cri d'épouvante du haut de leur bûcher et le pays de la joie de vivre est piétiné sans merci par les hommes de guerre. L'amour courtois est mort et la rude poigne des rois de France fait régner sa loi de fer.

Montsegur
Les ruines de Montségur sont devenues un lieu de pèlerinage touristique ou spirituel.

les sources lointaines

Il est temps de nous pencher une dernière fois sur les cathares, ces hommes et ces femmes habités par une foi qui reste pour nous mystérieuse, mais qui a été assez forte pour les amener à courir vers le bûcher comme vers une sorte de noce mystique.
Il est temps surtout de remonter aux sources profondes de la religion cathare. Il faut bien avouer que nous n'en connaissons pas toute la réalité. En dehors d'un rituel découvert à Lyon par le Père Dondaine et de quelques autres textes épars, il ne reste plus sur les cathares que les témoignages de leurs ennemis et leur propre témoignage, beaucoup plus tard, devant les tribunaux de l'Inquisition. Témoignages pour le moins sujets à caution.
Une question maintenant se pose, qui n'est paradoxale qu'en apparence :
Les cathares étaient-ils hérétiques ?
Est hérétique, aux yeux de l'Eglise, toute Personne qui modifie, qui altère la doctrine chrétienne telle qu'elle est définie par l'enseignement du Christ et par la tradition. Les cathares étaient-ils des fils dévoyés de l'Eglise romaine ou les adeptes d'une religion beaucoup plus ancienne que le christianisme lui-même ? Si cette dernière hypothèse est la bonne, alors le catharisme ne mérite pas le nom d'hérésie, mais doit être considéré comme une religion distincte, au même titre que les grandes religions non chrétiennes.

Le seul moyen d'y voir clair, c'est de prendre de la hauteur, de survoler les siècles et de suivre, au cours des âges, les grands courants mystiques qui ont animé l'humanité.
En tout temps, surtout dans l'Orient méditerranéen, il y a eu des esprits avides de comprendre Dieu et de percer ses secrets. Tous ces hommes, à la recherche de l'Absolu, se sont heurtés à un moment où à un autre, au redoutable problème du Bien et du Mal.
Comment Dieu, qui est infiniment parfait, peut-il avoir le moindre rapport avec la créature qui, elle, est radicalement imparfaite ? C'est de cette interrogation éternelle que naissent — sans qu'on puisse leur attribuer une date ou un lieu de naissance — les grandes réponses gnostiques.
Afin de combler l'abîme qui sépare l'infini du fini, les gnostiques imaginent des êtres intermédiaires, les « éons ». Le Diable est l'un de ces « éons » qui a commis le péché suprême de vouloir s'égaler à Dieu. Chassé du Paradis, il a créé la terre et tout ce qu'elle contient.
Au IIIe siècle apparaît Manès. Né dans ce carrefour des peuples qu'est alors la Babylonie, élevé sans doute au sein de la secte judéo-chrétienne des Alexeïtes, mis très tôt en contact avec le mazdéisme, le christianisme, les grands courants gnostiques et même le bouddhisme, auquel il emprunte la transmigration des âmes, Manès va fondre tout cela dans une doctrine cohérente qui défiera le temps et qui est loin d'être tout à fait morte aujourd'hui.
Manès est un apôtre d'une ardeur dévorante. Il prêche aux Indes, en Perse, en Afghanistan ; il fait traduire son oeuvre dans toutes les langues possibles, il envoie des missions dans tout l'Orient et, lorsqu'il meurt martyr, son Eglise est déjà solidement implantée.
D'après lui — et c'est là que nous allons retrouver les cathares — le Bien et le Mal, autant dire Dieu et le Diable, sont deux principes créés de toute éternité.
Dans les profondeurs de l'histoire, une lutte terrible s'est engagée entre les deux royaumes et les ténèbres de Satan se sont mêlées à la lumière divine. L'homme est le reflet de ce dualisme, mélange de Bien et de Mal, de lumière et de ténèbres.
S'il veut retrouver le Paradis du Dieu bon, il doit donc, au cours de sa vie, faire triompher en lui la lumière, c'est-à-dire se séparer, le plus radicalement possible, de toute la matière créée par le Diable.
Le Christ est un être de lumière envoyé sur la terre pour montrer aux hommes le chemin de la rédemption. Le salut ne sera complet que le jour où toute la lumière aura échappé à Satan.
Gnosticisme, manichéisme ainsi que des reflets des doctrines de Pythagore, de Valentin, de Basilide, de Simon le magicien, de tant et tant d'autres, tous ces éléments se retrouvent, plus ou moins déformés, dans l'enseignement cathare.
C'est pourquoi il semble permis de dire que la religion cathare est autre chose qu'une simple fille devenue folle de l'Eglise romaine, mais qu'elle est, au contraire, l'héritière d'une longue tradition dont les racines plongent dans le plus lointain passé.
Cette explication, hélas ! ne satisfait pas tout le monde.
« Pourquoi chercher midi à quatorze heures ? s'exclament ceux qui la contestent. Pourquoi faire intervenir Manès et les gnostiques alors que la vérité est si simple ? Le catharisme, c'est tout simplement un essai de retour au christianisme primitif.
« Les cathares, comme d'ailleurs les vaudois, sont des gens sincères qui ont voulu réagir contre la corruption de l'Eglise de leur temps et s'élever contre la défiguration du message du Christ. Leur idéal a été de faire revivre l'Eglise des premiers temps. En voulez-vous la preuve ? Regardez vivre les « parfaits ». Ne dirait-on pas les apôtres ? Même austérité, même zèle, même haine du mensonge et même amour de la pauvreté, même héroïsme enfin devant la persécution.
« Et le consolamentum ? N'est-ce pas l'imposition des mains telle qu'elle était pratiquée aux premiers siècles de l'Eglise ? Vous reprochez aux « parfaits » de considérer l'acte de chair comme mauvais, mais n'est-ce pas ce que l'Eglise exige des meilleurs de ses fils ? Les moines, les vrais, ne pensaient-ils pas la même chose ? Et ne se montraient-ils pas sévères avec eux-mêmes et totalement détachés des biens de ce monde ? Laissez de côté Manès, la gnose, rêves et légendes. Le catharisme n'a été qu'une remontée aux sources. »
Qui croire ? Faut-il voir dans les cathares les descendants des grandes écoles gnostiques ou, plus simplement, des chrétiens avides de retrouver le grand souffle de l'Evangile ?
En fait, l'opposition n'est pas si absolue qu'elle le paraît.
Il est certain que les gens simples, les humbles, ne pouvaient comprendre grand-chose au gnosticisme et à la valse effrénée des « éons ». Ils regardaient autour d'eux et ils voyaient un clergé souvent corrompu et pourchasseur de bénéfices. Ils voyaient un monde de haine et de violence là où auraient dû régner la paix et l'amour.
Ils ont vu venir à eux des hommes droits, courageux, moralement impeccables et ils ont cru voir renaître les temps primitifs. Ils ont pensé qu'il était temps de rejeter la pompe des évêques et des légats et toute la puissance de Rome pour retrouver, dans son infinie pureté, l'amour issu du Christ. Beaucoup l'ont cru si fort qu'ils ont accepté de mourir pour cette vision.
Quant aux « parfaits », les seuls initiés, nul doute qu'ils n'aient été, du moins la plupart d'entre eux, familiers avec les grandes doctrines venues du fond des âges. Ils se sont, eux, et eux seuls, sentis les héritiers de Manès.
Retour pur et simple au christianisme primitif ? Oui, surtout chez les petits, les humbles, les illettrés, les assoiffés d'absolu. Continuation des traditions gnostiques et de la doctrine manichéenne ? Oui, mais chez les initiés, chez ceux qui, avant d'accéder à la dignité inouïe de « parfaits », ont dû se plier, pendant un an et souvent plus, à la prière, à la méditation et à l'étude des sagesses anciennes.
Quelle que soit leur croyance profonde, tous ont en commun l'héroïsme. Tous ont su résister à la menace, à la torture, à la peur d'une mort atroce pour conserver vivant en eux le grand rêve qui les habitait.

Jean-Pierre Cartier

Fichier Historia
Les Cathares
Sur les Cathares et la croisade contre les Albigeois on pourra consulter
• La tragédie cathare, par le duc de Levis Mirepoix, de l'Académie française, n° 168.
• Le drame cathare, par Daniel-Rops, de l'Académie française, n° 229.
• La véritable histoire de Montségur, par Ernest Fornavron, n°236.
• Qu'était l'Inquisition? par Daniel-Rops, n° 220. f




LE JUGEMENT D'UN HISTORIEN DE L'ÉGLISE

Comment juger un tel ensemble de doctrines ? Il est bien difficile d'être équitable envers des idées et des hommes qui, par tant de côtés, déconcertent. Il est incontestable que, dans la caste des parfaits, il existait une aspiration très haute, très noble, vers l'esprit et que maints d'entre eux ne prirent pas à la légère cet appel qu'ils prétendaient avoir entendu de Dieu.
Il est non moins certain que le renoncement que beaucoup pratiquèrent, leur ascèse, leur vie réellement fraternelle et charitable avaient une valeur de témoignage et de jugement en face de certains membres du clergé catholique qui ne mettaient guère en pratique les préceptes du Christ. Cela veut-il dire que le catharisme apporta la solution aux problèmes qui se posaient alors à l'Église ? Évidemment non.
Le double caractère de cette hérésie était d'être antichrétienne et antisociale. Elle est un anarchisme transcendant. Antichrétienne, elle se dressait non pas pour réformer l'Église du Christ, mais pour l'abattre; ne la traitait-elle pas de « servante du mal », de « synagogue de Satan »? Ne rejetait-elle pas tout ce que, dans la société, le christianisme avait établi de bases solides, de traditions et de lois morales, de pratiques et d'institutions ? Ne condamnait-elle pas, d'un bloc, sans distinguer entre les bons et les mauvais, tous les membres du clergé, qui « ne pouvaient enlever l'ordure du monde car eux-mêmes avaient les mains sales »?
Antisociale, cette hérésie niait, annihilait toute société. « Tout ce qui est sous le soleil et sous la lune n'est que corruption et confusion », disait le parfait Limosus Nègre. Si une société de parfaits avait été réalisable, elle se fût instantanément éteinte par le suicide rituel et la virginité totale. Et comme elle n'était quand même pas réalisable, parce que les parfaits n'étaient qu'une minorité (ce qui, en définitive, limitait le péril que pouvait faire courir la secte), l'indifférence radicale à tout ce qui est de la terre aboutissait à nier tout principe de morale, à abandonner l'être humain à ses passions incontrôlées. C'est vraiment le cas de redire avec Pascal qu'en voulant faire l'ange...
L'historien américain de l'Inquisition, H. C. Lea, dont le livre est rien moins que suspect de partialité envers le catholicisme, a quand même écrit des cathares « Si leur croyance avait recruté une majorité de fidèles, elle aurait eu pour effet de ramener l'Europe à la sauvagerie des temps primitifs; elle n'était pas seulement une révolte contre l'Église, mais l'abdication de l'homme devant la nature. »
Un autre protestant Paul Sabatier, dans sa Vie de saint François d'Assise, est encore plus dur « La Papauté, dit-il, n'a pas toujours été du côté de la réaction et de l'obscurantisme; lorsqu'elle terrassa les cathares, par exemple, sa victoire fut celle du bon sens et de la raison. »
Et il ajoute : « Il ne faut pas que les persécutions endurées par les hérétiques nous les rendent intéressants au point de troubler notre jugement. »
C'est sous cet angle qu'il faut juger les événements terribles où l'hérésie cathare allait, dans le midi de la France, s'effondrer. En la brisant, l'Église abattit une puissance redoutable qui, si elle avait triomphé, aurait ruiné, en même temps qu'elle, la civilisation dont elle était le soutien.
DANIEL-ROPS, DE L'ACADÉMIE FRANÇAIS



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